DES SECRETS BIEN GARDÉS
Un Corse à Bercé
Arrivé avec le siècle, ce 19 mai 1901 de Laval en Mayenne, Jean Toussaint CESARI, d’origine Corse, débarque en Bercé, au poste de la maison forestière des Profonds-Vaux, commune de Beaumont-Pied-de-Bœuf. En un siècle de foresterie, 68 préposés (gardes ou grigadiers) des Eaux et Forêts puis de l’Office National des Forêts se succèderont ainsi aux commandes de ce massif si prestigieux.
Mal dans sa peau, se sentant exilé au sens propre du terme et loin des siens, Jean-Toussaint CESARI ne résistera pas plus de quatre ans au climat frais et humide de la Sarthe. C’est son histoire que j’ai choisi de raconter tant elle est mouvementée et pleine de rebondissements.
Si Jean-Toussaint CESARI fut (durant son service) poursuivi par diverses tracasseries administratives, il est le seul sur Bercé à exposer sa défense au travers du livret journalier, au grand dam de ses supérieurs. Ainsi puis-je en toute quiétude d’esprit, exposer ces faits qui nous renvoient un siècle auparavant.
De santé fragile
Tombant malade à la chambre le 17 février 1902, il se remet petit à petit de cette infortune écrivant à qui veut le lire en septembre de cette même année : A passé avec succès les examens de l’École des Barres (niveau entrée).
Mais le garde devrait se tenir sur ses gardes, car le 16 décembre 1902 l’inspecteur ROULLEAU et le garde général stagiaire HERMIER consigneront sur son livret cette phrase :
"Le garde CESARI, s’est présenté à la date de ce jour au rendez-vous fixé
par le Garde Général stagiaire avec 20 minutes de retard ;
déjà le 14 novembre dernier il s’était présenté au rendez-vous de monsieur
le garde général stagiaire avec 30 minutes de retard.
Le préposé a été informé qu’il serait puni d’une retenue sur son
traitement au premier accroc dans son service."

Voyage à Paris de février 1903
Le 18 Mars 1904,
CESARI rentre à l’hospice de Château-du-Loir et y restera jusqu’au 10 avril. Le 13, l’accueil de ses supérieurs n’est guère enthousiaste à la vue d’un livret journalier de plus en plus mal tenu. Pour une bonne compréhension des dialogues qui suivent, il faut savoir que J.T. CESARI emploie pour parler de lui, la première personne du pluriel: le « nous » à la méthode des comptes rendus de procès verbaux. Le livret journalier du garde CESARI est très mal tenu, je l’invite encore une fois à être plus propre dans la tenue de ce livret et à se conformer à l’article 17 de l’instruction pour le Service des Préposés des Eaux et Forêts. Signé : l’inspecteur des Eaux et Forêts : ROULLEAU

Les protagonistes de cette époque

Lettre du député au ministre le 1er avril 1904
C’est en toute innocence et surtout sans convocation qu’il se présente le :
2 juin 1904
à Jupilles pour voir mes camarades de l’École des Barres ; rencontré M. l’inspecteur et M. le garde général se rendant au martelage.
La semonce ne se fait pas attendre :
- Le garde CESARI a quitté son poste dans la journée du 2, sans autorisation
– Vu par les agents en tournée – Bercé, le 3 Juin 1904.
Signé : le garde général HERMIER et l’inspecteur ROULLEAU
Mais il en faut plus pour démonter Jean Toussaint CESARI, et celui-ci de répondre prestement sur son livret, ce même jour :
- M. le garde général nous a demandé pour quelle raison nous avions quitté notre poste sans autorisation. Nous lui avons répondu que nous étions surpris de cette question et que nous croyons avoir été avertis par un collègue quelconque, ou par notre brigadier*.
Le 29 juin 1904,
nouvelle admonestation de la part du brigadier MARSAC :
- Le garde CESARI ne tient pas son livret à jour et arrive avec 25 minutes de retard à la Lune.*
A cette nouvelle déconvenue, CESARI réitère sans aucun complexe :
- Nous sommes toujours indisposé par un prurigo, la marche nous gêne et nous sommes arrivé en retard au rendez-vous qui se trouve à une dizaine de kilomètres de notre domicile et à 7 h 30 du matin ; en outre notre montre nous a trompé de 10 minutes*.
(En marge, est noté au crayon de papier ces quelques mots : les réflexions ne doivent pas être portées sur le livret.)

Un de ces rendez-vous
Trop c’est trop, la coupe est pleine, la punition tombe telle un couperet sous la forme d’un : Procès verbal d’enquête établis les 6 et 10 juin 1904 - Considérant qu’en 1903 le garde CESARI avait reçu des observations de son chef de cantonnement pour avoir quitté sans autorisation sa brigade afin de rejoindre les élèves de l’Ecole des Barres en tournée sur Bercé. - Considérant qu’en 1904, alors qu’il se dit malade et que par suite ses chefs n’exigent de lui qu’un service singulièrement réduit, - Considérant disons-nous qu’il a de nouveau, pour la même cause et sans apparence d’autorisation, quitté son poste et sa brigade. - Considérant que certaines de ses allégations consignées au procès verbal d’enquête ont été trouvées mensongères. - Considérant que son service laisse toujours à désirer et que l’indulgence dont ont fait preuve les soussignés à propos de l’enquête du 7 mars dernier est restée inefficace. - Décide : La peine de blâme avec publicité dans les 2 brigades, est infligée au garde domanial CESARI J.T. au triage n°7 du cantonnement d’Ecommoy. Le procès verbal d’enquête a été porté avec les propositions du soussigné à la connaissance de l’administration supérieure.
Le Mans le 27 juin 1904, signé ROULLEAU.
Rien ne va plus pour Jean-Toussaint, son service se relâche, de même le respect dû au brigadier, qui n’est plus mentionné comme à l’accoutumée avec un B majuscule.
Les phrases jalonnant le livret, durant l’été 1904 :
« remarqué qu’on avait encore coupé de l’herbe ou fait le guet
pour surprendre les femmes qui coupent de l’herbe »,
sont soulignées au crayon par l’inspecteur et se répètent
laconiquement sans que CESARI ne prenne aucune mesure sérieuse,
c’est-à-dire, comme à l’accoutumée pour ce genre de fait à l’époque,
établir un procès verbal.
Pourtant le garde ne se désarme pas, et visant une plus haute condition, brigue de devenir brigadier :
“Passe les examens de l’École des Barres à Alençon les 19 et 20 août 1904 et aux épreuves orales à Paris les 13 au 16 octobre de cette même année.”
Mais la dure réalité quotidienne le tenaille, ruinant son moral et sa santé :
5 septembre 1904 :
Ayant la pointe du pied gauche enflée, nous n’avons pu nous rendre au rendez-vous commandé, toutefois nous nous sommes traîné jusqu’à Saint-Hubert pour profiter de l’occasion de quelque voiturier. Mais vers 10 heures n’ayant vu personne, nous nous sommes rendu jusqu’à Brune Borde à pied et là mon voisin nous amène à Mayet en voiture. Après avoir consulté le docteur nous sommes rentrés au Profonds Vaux dans la même voiture.
Pour cette journée manquée, sa hiérarchie sollicite une preuve.
9 septembre 1904 :
à Mayet, demandé un certificat de maladie exigé par M. le garde général.
Le laxisme du garde CESARI est à son paroxysme et cela transparaît dans sa façon de servir, l’Inspecteur annotant ainsi le livret : « Le livret est de plus en plus mal tenu. »
Dans ses tournées le garde doit toujours avoir son livret, le marteau et la griffe.
Cesari quitte le continent !
Enfin, n’en pouvant plus d’être éloigné de la mère-patrie,
d’une écriture incertaine et rapide, Jean Toussaint justifie mais (à posteriori) son absence remontant au 6 novembre dernier :
Commencé notre congé en maladie de 20 jours, parti quelques jours après en congé ou plutôt aux minérales de la Corse (dans une station balnéaire). Rentré le 4 décembre après avoir demandé par télégramme une prolongation de dix jours. Repris notre service le 6 décembre à midi.
Le garde BARBÉ, cantonnier à la station 1 de la Tasse,
relate les frasques de son collègue de la façon suivante :
2 décembre 1904 : Le soir, rendez–vous avec monsieur le
garde général HERMIER à la maison forestière de la Tasse.
Accompagné celui-ci avec le brigadier MARSAC à la maison
forestière des Profonds-Vaux pour une enquête sur la
disparition du garde CESARI.
Ensuite été à la gare de Château-du-Loir pour le même objet.
BARBÉ reçoit de son supérieur l’ordre de le surveiller de près
et de noter chacune de leur rencontre au livret journalier de
la Tasse.
CESARI note peu de temps après sur son livret ce qui suit :
Procès verbal d’enquête en date des 12 et 21 décembre 1904 :
- Considérant que ce préposé, qui avait été le 8 décembre à Château-du-Loir
à 9 Km de sa résidence avec la permission de ses chefs, n’avait que faire
d’y retourner le 10 ;
• qu’il y est cependant retourné abandonnant ainsi son service qu’il venait
de quitter pendant 32 jours ;
• qu’il se rend ainsi souvent à Château du Loir à telle enseigne que le
soussigné l’y a surpris lui-même à différentes reprises dans le courant
des deux dernières années ;
• que la question des approvisionnements de son ménage soulevé par lui
n’est pas sérieux, attendu qu’il peut, lui, célibataire, s’approvisionner
aussi bien dans les villages voisins comme le faisait ses prédécesseurs –
que du reste son Chef de Cantonnement lui avait formellement défendu de
quitter son poste sans autorisation.
- Considérant qu’en ne répondant qu’au bout de cinq jours à une demande de
son chef de cantonnement prescrite par retour du courrier, il a manqué
à son devoir, car s’il peut aller se promener à Château-du-Loir, il peut
d’autant mieux aller porter ses plis de service, très voisin de
Beaumont-Pied-de-Bœuf.
- Considérant que l’indulgence dont à fait preuve le soussigné en ne le
punissant pas sérieusement lors des dernières enquêtes, en lui donnant
les facilités les plus larges pour la préparation aux examens de
l’École des Barres pour lesquels il a concouru depuis quatre ans,
n’a porté aucun fruit et que les observations dressées sont restées
sans effet.
- Décide d’une retenue de 5 Jours infligée au garde CESARI.
Le 26 décembre 1904 – ROULLEAU

L’inspecteur René Roulleau de la Roussière

20 février 1905 lettre du ministre au préfet
Ces procès-verbaux d’enquêtes minent la santé du fier CESARI, allant jusqu’à lui déclencher quelques aigreurs d’estomac. De violentes douleurs rhumatismales le paralysent.
Le 4 mars 1905, le médecin constate que CESARI est atteint de neurasthénie et de troubles gastriques et propose de l’hospitaliser dans une station balnéaire. « Dans ce cas nous avons dit à monsieur l’inspecteur que nous retirions notre demande de mise en disponibilité.
Retourné le lendemain pour voir le médecin qui nous a promis d’envoyer lui-même le certificat à monsieur l’inspecteur. Un repos d’une vingtaine de jours nous est nécessaire.
12 mars 1905 :
Vu chez le brigadier que l’on comptait nous envoyer aux eaux minérales au mois de juin.
"18 mars 1905 : Le soir, été chez le brigadier demander si notre permission de
24 heures était arrivée, puis comme elle ne l’était pas, nous nous sommes rendus
à Ecommoy pour la demander à monsieur le garde général,
et comme il en était de même, tout en lui témoignant notre surprise et
en lui faisant connaître que nous en avions un besoin réel,
nous lui avons dit que nous désirions toujours obtenir une audience de
monsieur le conservateur et que nous étions disposé à nous rendre
à Alençon, si monsieur le garde général nous le permettait.
Mais il ne nous l’a pas permis.Nous avons exprimé ce désir maintes fois,
même avec monsieur l’inspecteur".
Face à ce paragraphe figurent trois points d’exclamation au crayon de bois, en marge du livret, dénotant l’agacement des supérieurs envers ces allégations.
N’en pouvant plus de lutter contre une administration à ce point sourcilleuse et revêche, CESARI Jean Toussaint joue son dernier joker : le député Dominique FORCIOLI, député de la Corse de 1905 à 1910 (inscrit au groupe radical-socialiste).

Le député Corse Dominique FORCIOLI
Et oh … miracle ! :
Le 26 mars 1905 :
Le brigadier nous a annoncé que Nous étions appelé au poste de Propiano !
Dès lors CESARI devient très vite ingouvernable et le fait savoir à tous.
3 avril 1905 :
*Pris et emporté nos armes que le brigadier,
sur l’ordre de monsieur le garde général, paraît-il, avait mis
en consigne chez le cantonnier BARBÉ.Nous ne nous expliquons
pas ce fait et nous faisons remarquer que ce n’est pas la
première fois que cela arrive*.
5 avril 1905 :
Été au rendez-vous des concessionnaires à l’heure prescrite par le brigadier. Placé le sieur JOLIVEAU. Vu le brigadier à Saint Hubert. Reçu notre mandat et une note du brigadier où il nous dit que nous n’avons pas placé les concessionnaires : FLEURINET, MAYEUX, MÉNARD, et FOUCHE et que nous avons manqué au rendez-vous, alors que ni ces concessionnaires, ni le brigadier, ni le garde BORDEAUX ne sont arrivés au rendez-vous à l’heure prescrite. Par ordre du même brigadier, nous sommes allé alors au devant de notre chef pour le lui faire remarquer, mais il a insisté à nous accuser ainsi injustement et nous nous réservons de faire connaître cela à qui de droit ainsi que ses préposés et la Conservation toute entière. C’est en présence du garde BORDEAUX appelé par lui à ce sujet qu’il nous a fait ses observations trop vides, malgré lui avoir offert la preuve.
Note manuscrite au crayon de bois, en marge du livret : Parfaitement !
Reprenant du poil de la bête, il pousse ses chefs et collègues dans leurs derniers retranchements :
7 avril 1905 :
Vu monsieur le garde général, le brigadier, le cantonnier BARBÉ, lesquels nous ont demandé à ensemencer notre champ, nous leur avons répondu que nous consentons à cela et qu’indifféremment" nous pouvons le faire nous-mêmes dans tous les cas, puisque nous devons rester jusqu’au 30 Juin. La moitié de la récolte devrait nous revenir, surtout le foin qui est mûr à cette époque. Enfin nous leur avons demandé la moitié de la récolte puisque nous avons passé la moitié de l’année à ce poste et que nous avons la moitié des contributions à payer.
10 avril 1905 :
Monsieur le brigadier nous donne donc un trapèze à partager par une ligne parallèle aux deux bases, mais comme nous n’avons pour ce travail, ni chaîne, ni aide, ni instrument d’arpentage, nous nous réservons de lui en demander.
11 avril 1905 :
Nous avons l’honneur de faire remarquer que nous avons demandé un congé de quelques jours depuis longtemps déjà et que nous n’avons eu aucune réponse. Nous avons renvoyé cette demande plusieurs fois et toujours sans réponse, quoique ayant fourni une lettre d’affaires et quoique ayant besoin pour affaires personnelles d’aller à Paris comme le prouve la carte du député FORCIOLI.
25 avril 1905 :
Été dans le Tronchet, où nous avions rendez-vous par le brigadier, mais ayant reçu l’ordre trop tard, nous sommes arrivé dans ce canton après le départ du brigadier.
Lors de son dernier voyage à Paris,
il est victime d’un rarissime accident de train :
4 mai 1905:
Eté à Paris en permission de deux jours, le 5 étant en chemin de fer de ceinture, il nous est arrivé un accident dans les circonstances suivantes : à la gare, avenue Martin, un voyageur qui était dans le même compartiment que nous est descendu et a laissé la portière ouverte. À Passy, cette portière s’est trouvée foudroyée par un autre train et nous a contusionné la jambe droite. Nous avons fait constater le fait séance tenante, sans porter plainte pour ne pas faire punir le conducteur. Le chef de gare d’Auteuil nous a fait conduire chez un pharmacien et nous a fait visiter par le médecin de la Compagnie qui nous a délivré un certificat où il est dit que nous avions besoin de 5 à 6 jours de repos.
Du repos …lui qui en était en peine !
6 Mai 1905 :
Arrivé à Château-du-Loir par le train de 10 h.
“Nous avions pris le train à Paris à minuit et à Chartres à 5 h du matin”.
L’omerta (loi du silence en Corse) pèse sur le poste des Profonds–Vaux quand le :
29 Mai 1905 :
Été à St Hubert, vu monsieur le garde général, le brigadier, les gardes BORDEAUX et BARBÉ.
Monsieur le garde général nous a interrogé à propos de la demande ou de la plainte que les ouvriers de Laillé auraient faite et nous lui avons répondu que nous étions resté en dehors de cette question, comme nous l’avions fait il y a deux ans.
26 juin 1905 :
Travaillé à la maison pour notre déménagement.
Jusqu’à la date de son départ, le garde CESARI s’emploiera à effectuer son déménagement.
Il sera remplacé le 15 juillet 1905 par le garde Jules Henri BOUFET.
30 Juin 1905 :
Vu au départ du garde CESARI. Signé : le garde général HERMIER
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Bibliographie :
Revue Au Fil du Temps N° 24 & 25 - Pages diverses (Y. Gouchet - 06 & 10 – 2004)
Propos extraits des livrets journaliers du poste des Profonds-Vaux (Archives O.N.F.)